Alain Berset et l'usage du monde

La Liberté – 06.05.2018

La Liberté : Pourquoi la Lettonie ?

Alain Berset : Les 100 ans de l’indépendance de la Lettonie nous offraient une bonne occasion. Nous avons aussi une  très longue histoire commune avec ce pays sur le plan culturel notamment. C’est encore un Etat membre de l’Union européenne et donc important pour nous pour les relations bilatérales. Enfin, nous discutons en Suisse d’une nouvelle aide à la cohésion de l’Europe qui justifiait ce contact. Mais je n’ai pas que l’Europe dans le viseur au travers de mes contacts sur la scène internationale. Je m’intéresse aux grandes organisations multilatérales (Organisation mondiale de la santé la semaine prochaine, le Haut-commissariat pour les réfugiés récemment), j’ai effectué des voyages dans des pays plus lointains comme le Japon ou le Bengladesh, sans oublier un travail de proximité avec nos voisins.

La Lettonie est-elle un choix lié à une invitation pendante et ou aviez-vous personnellement l’intention de venir ici ?

Mon rôle de président de la Confédération s’inscrit dans la continuité de mes prédécesseurs. C’est notre système de présidence tournante qui le veut et c’est très bien ainsi. Je ne fais donc pas la liste des lieux que j’ai envie de visiter, j’ai des vacances pour ça ou je le ferai après le Conseil fédéral. La question est plutôt de choisir des pays où il est juste et correct d’aller pour la Suisse. Et c’est dans ce contexte que la Lettonie est apparue sur le calendrier.

En quoi la Lettonie peut-elle aider la Suisse dans ses relations compliquées à cette Union dont elle est un des 28 Etats-membres ?

Pouvoir développer et entretenir des contacts suivis avec tous les Etats européens nous permet d’expliquer encore et encore comment nous fonctionnons. Tout le monde sait qui nous sommes, nous Suisses, mais notre démocratie directe nous impose des débats et des délais qu’il faut constamment réexpliquer. Avec la Lettonie, grâce à la contribution à la cohésion de l’UE versée par la Suisse, geste qui a été très apprécié ici, nous nous connaissons bien, et ces bons contacts peuvent certainement nous aider vis-à-vis de l’UE.

Entre quatre yeux, vos interlocuteurs disent souvent comprendre la Suisse. Mais quand ils sont réunis à vingt-huit, ils ont visiblement de meilleurs amis que nous…

Attention à ne pas caricaturer, la mécanique européenne est complexe. Certaines décisions sont prises par les Etats membres, d’autres par la Commission européenne. Mais parler directement aux Etats permet de les sensibiliser à nos problèmes. On s’en est rendu compte après que Bruxelles eut décidé de ne reconnaître que pour une année la Bourse suisse à égalité avec ses homologues européennes : cette décision a créé des tensions au sein de l’Union, qu’on se représente souvent à tort comme un espace homogène. Et de tels contacts directs, dans une situation de crise, peuvent nous être utiles, C’est d’ailleurs le grand enseignement que je tire de ce début d’année présidentielle : il n’y a que les contacts humains qui comptent dans l’arène diplomatique.

Votre espoir est de conclure l’accord institutionnel avec l’UE cette année encore, sachant qu’en 2019 auront lieu les élections fédérales en Suisse et les élections européennes. Ce calendrier vous semble-t-il plausible ?

Difficile à dire. Le travail a vraiment repris à plein régime après l’intégration pleine et entière de notre nouveau ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis et après que le Conseil fédéral a reprécisé son mandat de négociation. Bien que ce soit encore tout neuf, il s’est passé beaucoup de choses depuis. Les discussions techniques devraient aboutir d’ici l’été et nous ferons alors le point pour voir comment nous comptons poursuivre. Et si on doit aboutir à une conclusion des discussions politiques, parler de la deuxième partie de l’année me semble réaliste.

Vous n’êtes pas venu à Riga les mains vides, puisque le Conseil fédéral propose un nouveau crédit de 1,3 milliard en faveur des nouveaux Etats membres de l’UE. Cela ne s’apparente-t-il pas à la verroterie que les colons offraient aux chefs de tribu indigènes ?

En aucun cas, d’ailleurs je n’avais à ce stade rien de concret à promettre, sachant que ce nouveau crédit est actuellement en consultation chez nous. Mais sur le fond, je le pense bon pour la Suisse. Nous avons intérêt à ce que nos principaux partenaires économiques se portent bien, et c’est dans ce but que le Conseil fédéral se propose d’investir à nouveau pour réduire les inégalités entre Etats membres de l’UE.

Etes-vous prêt à renoncer à verser cette contribution si la Bourse suisse n’est pas remise à égalité avec ses concurrentes ?

Le Conseil fédéral avait depuis un certain temps annoncé qu’il souhaitait renouveler son aide à la cohésion. La surprise entre deux a été que l’équivalence boursière n’a pas été accordée à la Suisse. Nous travaillons à ce qu’elle le soit à nouveau et nous espérons qu’elle le sera bientôt. 

Un lien doit-il être fait avec cette nouvelle aide financière?

Cela doit rester deux dossiers différents.

Quand Emmanuel Macron ou Donald Trump effectuent un voyage à l’étranger, le succès de celui-ci se mesure en milliards de dollars de contrats d’affaires conclus. Quelles affaires êtes-vous venu conclure en Lettonie ?

Nos échanges économiques ont connu une très forte progression depuis le début de l’année avec ce pays. Nous devons soutenir ce développement, raison pour laquelle nous avons besoin de stabilité dans nos relations avec l’UE. Au passage, permettez-moi quand même de dire que les milliards dont se vantent certains chefs d’Etat ne sont pas des contrats, mais de simples promesses- Qui a fait le bilan des affaires qui se sont effectivement réalisées ensuite ? La Suisse ne fonctionne pas avec de tels effets d’annonce.

Le président de la Confédération n’est donc pas le représentant de l’économie suisse ?

On peut évidemment évoquer certains dossiers importants qui sont sur notre radar, mais on ne le chantera pas sur les toits.

Festival de Cannes, Jeux olympiques PyeongChang, Forum de Davos : vous vous faites plaisir durant cette présidence ?

J’ai du plaisir à la politique en réalité, aux échanges, au débat, y compris s’il est vif comme sur les retraites. Les contacts internationaux font partie de la présidence de la Confédération et je m’y prête volontiers. Mais ils exigent aussi beaucoup d’énergie. Alors bien sûr, j’ai la chance d’effectuer une balade à pied dans les rues de Riga, mais elle a lieu sur le week-end de l’Ascension, et le lendemain matin j’enchaîne avec des entretiens. Donc oui, il y a des moments magnifiques mais ils impliquent un investissement en temps.

Quelle part de votre temps la présidence vous prend-elle ?

Très compliqué à estimer. La part des affaires internationales a grandi de 10% à 30% cette année, mais attention, pas qu’à l’étranger. Je compte aussi les réceptions du président allemand Steinmeier à Berne et Fribourg, ou des présidents du Mozambique et tout bientôt du Bénin. C’est évidemment un investissement considérable et cela a pour effet que le nombre d’heures que je consacre à ma fonction a encore crû.

Cela se fait-il au détriment des affaires de votre département ?

Pas du tout. Nous avons mis sur les rails cette année dans le domaine de la santé le programme le plus ambitieux de réduction des coûts jamais lancé. Et après l’échec de Prévoyance 2020, nous avons relancé la réforme des retraites. Donc, non, la présidence ne se fait pas au détriment des affaires du département. Mais il faut dire qu’après six ans et demi au Conseil fédéral, j’ai la chance de très bien connaître le DFI, et d’y d’avoir organisé le travail de sorte qu’il ne souffre pas de cette année présidentielle.

Y a-t-il eu des moments durant ces quatre mois présidence où vous avez regretté de ne pas avoir repris le DFAE ?

Non. La question de la répartition des départements, au sein du Conseil fédéral, se pose en ces termes : qui est au meilleur endroit au meilleur moment pour que les affaires avancent ? Et quand la question de changer de département s’est posée l’an dernier, la question européenne ne me semblait pas devoir connaître le développement qu’elle a connu. En outre, avec la perspective de la présidence, je savais que j’aurais l’occasion de développer de nouveaux contacts et de nouvelles réflexions sur la place de la Suisse dans le monde. L’avantage, c’est que je sais que cela a un début, une fin, et c’est est bien ainsi.

Vous avez évoqué l’importance des contacts humains dans les relations personnelles. Mais à la fin de l’année, vous quitterez la présidence. Perdre ces contacts personnels que vous aurez noués, n’est-ce pas un gâchis ?

Ils ne vont pas se perdre. Au Conseil fédéral, nous travaillons d’ailleurs à garantir une certaine continuité sur la scène internationale. Doris Leuthard, l’an passé, m’a associé en qualité de vice-président à certains événements. J’ai ainsi pu créer un premier contact avec le président Macron à Francfort, et si je le revois cette année, ce que j’espère, nous nous connaîtrons déjà. Par ailleurs, on surestime la longévité au pouvoir des dirigeants qui nous entourent. Le système suisse nous contraint à des efforts pour assurer la continuité de nos relations, mais grâce aux contacts humains, elles peuvent redémarrer très vite.

A Davos, vous avez rencontré Donald Trump, Angela Merkel, le premier ministre indien Modi, Theresa May et Benjamin Netanhayou. Joli tableau de chasse. Mais que s’est-il passé depuis avec eux ?

Chez nous, et c’est compris à l’étranger, les institutions passent avant les personnes. J’ai rencontré le premier ministre indien à Davos quelques mois après qu’il eut reçu Doris Leuthard. La personne avait changé, la fonction demeure. Et je pense que la présidence de la Confédération, nonobstant quelques nuances de style, s’exerce aussi de manière collégiale. 

Mais depuis votre rencontre à Davos, quand vous appelez le président Trump, il décroche son téléphone ?

Je n’ai pas essayé. Mais ça ne se passe pas ainsi. Nos administrations, nos gens sont en contact constant. Je suis néanmoins convaincu qu’en cas de problème ou de besoin spécifique, si nous constatons de part et d’autre la nécessité d’avoir un contact, de manière très pragmatique et pas simplement pour la galerie, ce sera possible. 

Vous aviez fait à l’époque le concours de la diplomatie. Cette année présidentielle vous permet-elle de faire les expériences auxquelles vous avez à l’époque renoncé ?

Sans doute. Vous savez, ma carrière politique se décline dans les cahiers de « La Liberté ». Durant me jeunesse, j’ai commencé par m’intéresser beaucoup à la politique internationale. Puis je suis passé au deuxième cahier, celui des Régions, avec la Constituante et la politique communale, avant de revenir au 1er cahier après mon élection au Conseil des Etats, dans les pages suisses. Cette année me permet de renouer avec cet intérêt de jeunesse pour les relations internationales et le questionnement sur la place de la Suisse dans le monde.

Vous dites devoir expliquer sans cesse ce qu’est la Suisse à vos interlocuteurs étrangers. Cette nécessité d’expliquer qui nous sommes est-elle plus importante aujourd’hui dans un monde globalisé et très concurrentiel ?

Oui, et elle est nécessaire sur le plan intérieur comme à l’étranger. La Suisse y est connue, elle est même poursuivie par certains clichés, mais nous devons constamment expliquer notre fonctionnement. Sur le plan intérieur, dans un contexte international en rapide évolution, il faut sans cesse répéter aux Suisses que oui, la tradition de notre pays est d’être un pays ouvert, qui commerce avec l’étranger, il faut leur redire que le Gothard, est un lieu de passage essentiel pour le continent européen. C’est un des plus beaux rôles de la politique : expliquer. Et lorsque je suis allé au Bengladesh visiter un camp de Rohingyas, théâtre de la plus grave crise humanitaire du moment, c’était aussi pour rappeler à nos concitoyens notre tradition en la matière.

 

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Dernière modification 16.05.2018

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