La police et l’administration sont appelées à prendre des mesures concrètes.
En été 2020, la « Fenêtre sur la protection contre la discrimination » propose deux entretiens, l’un avec Alma Wiecken (AW, Responsable de la Commission fédérale contre le racisme), l’autre avec Amina Benkais-Benbrahim (Bureau cantonal vaudois pour l’intégration des étrangers et la prévention du racisme). Nous les avons interrogées sur les conséquences des manifestations antiracistes de ce début d’été sur leur travail.
Les représentants du mouvement de protestation qui a vu le jour en Suisse après le décès de l’Afro-Américain George Floyd exigent que l’existence du racisme, des violences policières et du profilage racial soit reconnue et que la représentation des personnes de couleur soit améliorée dans les institutions et les médias. Ce mouvement a-t-il aussi des implications concrètes pour les autorités ou pour votre commission ?
AW: Oui, bien entendu. Le débat sur le profilage racial est important et légitime, même si le problème n’est pas nouveau. Mais la police et l’administration sont appelées à prendre des mesures concrètes. D’une part, il faudrait à mon avis mettre en place des procédures permettant de détecter les cas de profilage racial, car cette pratique discriminatoire est difficile à documenter et n’a pas encore fait l’objet d’un monitorage. Or, les témoignages de profilage racial sont innombrables, alors que la police nie régulièrement l’existence du problème. Une solution intéressante pourrait être d’introduire un système de récépissé pour consigner par écrit le lieu, l’heure et le motif du contrôle de police. D’autre part, il faut que les victimes de profilage racial puissent recourir à des mécanismes de plainte indépendants et bénéficier d’une procédure équitable en cas de plainte pénale contre la police. Quant à la représentation des personnes de couleur, toutes les institutions publiques doivent promouvoir fermement une plus grande diversité en leur sein. Les PIC offrent déjà un cadre propice pour ce faire et le SLR soutient les cantons dans leur mise en œuvre. Il s’agit notamment de garantir que les institutions représentent tous les pans de la population.
AB: La mort de George Floyd a eu pour effet de thématiser sur le plan mondial l’une des nombreuses expressions, parmi d’autres, du racisme. Malheureusement, le racisme n’est pas un phénomène nouveau. Il a toujours existé et évolue sous des formes multiples et variées.
Concernant le mouvement de protestation suisse lié à l’affaire Flyod, le BCI n’a reçu aucune demande liée spécifiquement à ces revendications. En revanche il n’est pas possible de nier l’existence du racisme dans le pays. Plusieurs études en Suisse confirment que la discrimination et les inégalités de traitement existent dans différents domaines de la vie tels que la recherche d’un emploi ou d’un logement notamment. Ces différentes expressions de racisme n’ont pas de lien direct avec ce qui se passe aux Etats-Unis, ce qui n’empêche pas la nécessité d’agir et de rester vigilant.
Comment ? Ce n’est que récemment que la prévention du racisme a été inscrite dans les politiques publiques suisses. Ainsi, dans le canton de Vaud, la prévention du racisme a une base légale, la loi cantonale sur l'intégration des étrangers et la prévention du racisme (LIEPR) adoptée en 2007 qui fixe comme objectif explicite, non seulement l’intégration, mais également « la prévention de toute forme de racisme » (art1). Il s’agit d’une loi « pionnière » en Suisse. Cette base légale ainsi que l’inscription de la prévention des discriminations dans les programmes cantonaux d’intégration, ont facilité la mise en place, dans la plupart des cantons, de leviers d’actions pour lutter contre le racisme : information et sensibilisation des différents publics, soutien de projets et mise en place d’une consultation pour les victimes de discriminations.
Quelles sont les conséquences de la situation actuelle sur le travail de lutte contre le racisme en Suisse ? Peut-on entrevoir de nouvelles perspectives ?
AW: Il y a longtemps que la Suisse n’avait plus connu un débat aussi intense et vaste sur le racisme. Certaines discussions, par exemple sur le profilage racial, la discrimination structurelle ou les discriminations subies au quotidien par les victimes sont toujours bénéfiques pour le travail de lutte contre le racisme. D’autres sujets ont en revanche suscité l’incompréhension d’une grande partie de la population, comme le débat sur les têtes au choco. J’ai été agréablement surprise de constater qu’il a été possible de lancer un débat de société sur l’influence fondamentale de l’héritage colonial et de l’esclavage sur la société occidentale et notre prospérité, sur l’empreinte laissée par les stéréotypes racistes de cette période dans notre société actuelle, et sur la nécessité pour la Suisse d’analyser son rôle dans ce contexte historique. Reste à ne pas rater l’occasion offerte par cette dynamique.
Le débat public sur le racisme a donné lieu à une série d’interventions parlementaires, dont deux demandent une meilleure protection contre le profilage racial. Étonnamment, l’absence de protection efficace contre la discrimination au niveau du droit civil a été peu abordée. En 2010 déjà, la CFR avait publié une étude intitulée « Le droit contre la discrimination raciale », qui montrait que les bases légales de notre pays n’offraient pas de protection suffisante contre la discrimination raciale et qu’il était urgent d’agir. À ce jour, toutes les tentatives d’amélioration du droit civil ont échoué au Parlement. Il est important d’exploiter la dynamique qui est à l’œuvre actuellement au Parlement et dans la société pour faire enfin un pas en avant dans ce domaine.
AB: Les différentes manifestations à travers le monde rappellent à la Suisse qu’elle ne doit en aucun cas relâcher ces efforts en la matière. Le travail entrepris depuis de nombreuses années est un travail de fond, le seul efficace en matière de lutte contre le racisme. Il s’agit à la fois de poursuivre ce travail « classique » et incessant d’information, de sensibilisation, de déconstruction des préjugés tout en mettant en place des politiques publiques assurant les conditions d’égalité de traitement et d’accès aux prestations de l’Etat et enfin de faire preuve d’agilité et d’innovation pour contrer les expressions nouvelles de xénophobie, telles que le racisme en ligne. Le canton de Vaud a ainsi lancé sur les réseaux sociaux la campagne « Stop racisme » dont l’objectif est de rappeler à chacun sa responsabilité sur les réseaux sociaux.
Comment faire pour que la dynamique actuelle contribue durablement à une meilleure compréhension du racisme et de la situation spécifique de la Suisse ?
AW: Le mouvement Black lives matter contre les violences policières et le racisme aux États-Unis a eu un impact non négligeable en Suisse. C’est la première fois depuis les contestations contre le statut de saisonnier, entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, que la Suisse connaît des protestations de masse contre le racisme. Pour que ce mouvement originaire des États-Unis ait des effets durables chez nous, il est important qu’il adapte son discours à notre réalité. En effet, l’ampleur de la problématique n’est pas la même des deux côtés de l’Atlantique. Cela dit, il ne faut pas relativiser pour autant les problèmes qui existent en Suisse, par exemple avec le profilage racial. Par ailleurs, limiter le débat au racisme anti-Noirs serait trop réducteur pour notre pays. Pour que la dynamique actuelle déploie des effets sur le long terme, il faut mettre en réseau les différents milieux et acteurs de la lutte contre le racisme. Cela implique notamment de reconnaître que le sentiment d’exclusion se manifeste sous des formes constamment différentes et que la discrimination raciale peut toucher des groupes à chaque fois différents.
AB: La lutte contre le racisme doit rester une thématique inscrite dans les politiques publiques et portée par elles. Il est primordial que l’effort d’information, d’explication, de clarification se poursuive auprès de tous les publics, autant les professionnels que les citoyens, les jeunes que les plus âgés. Pour cela des moyens doivent continuer à être mis au service de cette lutte pour inciter tous les acteurs institutionnels à y participer tant il est vrai que le racisme est et demeure une thématique transversale. Enfin, la Suisse s’est engagée au niveau international à respecter un certain nombre d’obligations et s’est dotée d’une norme pénale anti raciste par le biais de laquelle elle s’engage à protéger tous les citoyens des manifestations de racisme. C’est là son défi et sa responsabilité.