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Interviews, vidéos et articles invitésPublié le 19 mars 2025

Elisabeth Baume-Schneider à Locarno: «Soutenir la culture est une responsabilité, un honneur et un plaisir»

La cheffe du Département fédéral de l’intérieur est depuis mercredi au Tessin, où elle vit son premier festival en tant que ministre de la Culture.

09 août 2024 | Le Temps
Interview: Stéphane Gobbo

Il y a une année, Alain Berset s’amusait au Locarno Film Festival de passer du parlant au muet, faisant ainsi le chemin inverse de celui du cinéma. Au moment de quitter le Conseil fédéral, et de laisser les clés du Département fédéral de l’intérieur (DFI) qu’il aura dirigé pendant douze ans, le Fribourgeois soulignait que la politique culturelle n’est ni de gauche, ni de droite, qu’«il s’agit avant tout d’une politique de quête d’identité». Le DFI est néanmoins resté en mains socialistes, en l’occurrence celles de la Jurassienne Elisabeth Baume-Schneider, qui ne sera restée qu’une année à la tête du Département fédéral de justice et police (DFJP). Rencontre à l’occasion de sa première venue à Locarno dans ses nouvelles fonctions.

Le Temps: Vous vivez votre premier Locarno Film Festival en tant que conseillère fédérale chargée de la Culture. Que représente pour vous cette manifestation au rayonnement régional, national et international?

La réponse est dans votre question… Mercredi soir, au moment des discours officiels, j’ai vu la fierté du syndic de Locarno, Nicola Pini, et de la conseillère d’Etat Marina Carobbio, car Locarno est vraiment «the place to be» pour le cinéma. On a également, avec Maja Hoffman, une nouvelle présidente ouverte sur l’international, de même avec un directeur artistique, Giona A. Nazzaro, qui parle de l’importance du cinéma pour créer des utopies et des possibles, mais qui nous invite aussi à observer le monde avec un prisme critique. De mon côté, j’ai souligné que Locarno est une signature culturelle et identitaire, une vitrine pleine de panache pour notre politique culturelle et pour son rayonnement tant en Suisse qu’à l’étranger. Je suis aussi émue de voir que le public et toutes les générations sont présents. A la fête d’ouverture, j’ai trouvé vivifiant de voir autant de jeunes. C’est important que la dimension festive soit aussi présente.

En mai dernier, vous avez vécu votre premier Festival de Cannes, où la Suisse était l’hôte d’honneur du Marché du film. Qu’avez-vous retenu des quelques jours passés sur la Croisette?

J’ai observé que la Suisse et sa culture cinématographique occupaient une vraie place sur le plan international; la Suisse est présente dans les réseaux, c’est un partenaire qui est pris au sérieux. Loin de toute condescendance, quand on discute avec les pays voisins mais aussi avec le Mexique ou le Canada – avec qui nous avons des accords de coproduction –, il y a une vraie confiance et une réjouissante émulation. Le fait qu’on ait été le pays à l’honneur du Marché du film était une reconnaissance de notre production cinématographique, mais aussi une opportunité de montrer l’innovation de nos entreprises actives dans les domaines de l’image ou de l’intelligence artificielle. Le cinéma est intéressant parce qu’il a une dimension culturelle, émotionnelle et sociétale, mais aussi économique.

A titre personnel, quel est votre rapport avec le cinéma? Quel genre de spectatrice êtes-vous?

Je dirais que je suis une spectatrice enthousiaste, dans le sens où je me laisse facilement embarquer. Une fois que je suis assise dans un fauteuil, je suis assez vite heureuse. Je savoure le moment présent, et ce n’est qu’après la projection que je me dis que tel film était peut-être un peu trop long. Et je suis également une spectatrice reconnaissante, car nous disposons en Suisse d’une efficace politique de soutien et de promotion des petits cinémas. Je viens d’une région où il y a beaucoup de petites salles, aux Breuleux, au Noirmont, à Tramelan, à Tavannes, et ce maillage est extrêmement important. D’autant plus que, grâce au numérique, tous les cinémas accèdent dorénavant régulièrement en même temps aux premières. Quand j’étais jeune, on savait qu’un film sorti à Genève et Lausanne allait ensuite passer à Neuchâtel et à La Chaux-de-Fonds, pour arriver enfin aux Breuleux.

Vous avez dirigé pendant treize ans le Département de la formation, de la culture et des sports du canton du Jura. Voyez-vous votre arrivée au DFI comme un prolongement logique de votre engagement au sein du gouvernement cantonal?

Je ne pense pas que ce soit un prolongement, car la politique n’est jamais – ou rarement – linéaire. Mais en même temps, on est forcément un peu pétri de ce qu’on a fait précédemment. La culture est pour moi une belle manière de comprendre le fédéralisme, elle permet de se rendre compte de l’importance des réseaux, des liens, de la réalité des quatre langues nationales et de celle des villes et des campagnes. Donc, même si je ne considère pas mon arrivée au DFI comme un prolongement, avoir eu la chance d’être au contact depuis longtemps des actrices et acteurs culturels est forcément un atout. Et sans verser dans le patriotisme jurassien, je dois dire que nous avons toujours eu une vraie conscience de la culture, qui a été primordiale dans la création du canton, par la suite, avec la mise en place du Théâtre du Jura, ou encore avec la nomination – ensemble avec mon collègue bernois Mario Annoni – de délégués interjurassiens aux Affaires culturelles.

Et puis, je sais que rien n’est acquis au niveau financier pour la culture, que l’on considère parfois comme du divertissement quand il s’agit de faire des arbitrages économiques, alors qu’elle est au cœur de ce qui favorise le sentiment d’appartenance à une communauté, la dignité et la liberté des personnes. Une population qui peut compter sur une culture de qualité est beaucoup plus consciente de ses potentialités, plus fière et plus généreuse.

Vous avez également présidé de 2012 à 2019 la Commission fédérale du cinéma. Quel bilan tirez-vous de cette expérience, que vous a-t-elle appris?

Elle m’a permis de comprendre à quel point la branche du cinéma est extrêmement riche, complexe et traversée par une émulation incroyable, mais aussi par une concurrence redoutable. Au sein de la commission élargie, tous les métiers du cinéma étaient représentés. J’ai vécu des débats assez musclés, notamment sur la numérisation et le soutien à la Cinémathèque suisse, mais aussi sur le droit d’auteur et le streaming. Ce que j’ai beaucoup apprécié, c’est l’engagement et le professionnalisme des membres de la commission. Le cinéma est un microcosme de talents, avec passablement d’argent en jeu afin qu’au final on puisse aboutir à un produit fini, que ce soit une fiction, un documentaire, un film d’animation ou une série. Une des spécificités du cinéma suisse est d’ailleurs sa diversité.

Mais il est aussi morcelé, avec beaucoup de films qui ne passent pas les frontières linguistiques…

On doit vivre avec cela, mais sans pour autant s’en contenter. En musique aussi, on n’écoute pas forcément les mêmes artistes, de même qu’on ne lit pas les mêmes romans. Au niveau du cinéma, on pourrait en effet encore renforcer l’envie de connaître la culture du voisin immédiat. Car on a vu récemment avec Ciao-ciao Bourbine qu’un film pouvait avoir du succès dans tout le pays, de même que des séries suisses sont vues en streaming partout. L’époque où certains considéraient le cinéma suisse comme un peu triste ou morose est révolue. Des festivals comme ceux de Locarno et Soleure montrent bien qu’il y a une émulation entre les différentes régions. Les hautes écoles ont également un grand rôle à jouer; les jeunes qui s’y forment sont exigeants et ne sont pas du tout affolés, eux, par les frontières linguistiques. Au contraire, ils s’en nourrissent.

L’an dernier, Alain Berset nous disait qu’une de ses plus grandes fiertés était d’avoir imposé dix ans auparavant, ici à Locarno, l’idée d’une politique culturelle nationale. C’est quoi, pour vous, une politique culturelle nationale, au-delà du Message culture?

Une politique culturelle nationale est un élément important d’une société, elle doit guider les investissements en matière d’argent public et être à l’écoute des différentes régions. On a d’ailleurs vu dans la mise en consultation du Message culture 2025-2028 que les cantons et les communes ont souhaité garder leur autonomie dans la gouvernance, tout en reconnaissant l’importance d’une mise en réseau et d’un dialogue culturel national entre la Confédération, les villes et les cantons, afin de fixer ensemble des priorités. Soutenir la culture est à la fois une responsabilité, un honneur et un plaisir.

Un des axes forts du Message culture 2025-2028 est une meilleure rémunération des actrices et acteurs culturels, ce qui passe notamment par de véritables recommandations salariales par branche. Mais, dans le même temps, le budget global alloué à la culture a diminué tandis que l’armée voit le sien augmenter de manière exponentielle. En fait-on assez pour la culture, d’autant plus lorsqu’on sait à quel point les retombées économiques qu’elle génère sont importantes?

On peut dire qu’on n’en fait jamais assez pour la culture, comme on peut le dire dans tous les autres domaines. Mais indépendamment de la nécessité de maîtriser les coûts et le budget de la Confédération, ce ne sont pas les artistes qui doivent être la variable de régulation ou d’ajustement. Lorsqu’on met en place un festival, une manifestation ou un événement, on doit se poser la question du financement et de l’écosystème de manière globale. Si à un moment donné on a pu se dire que les ajustements se faisaient sur les cachets, il faut dorénavant se demander en amont à quoi on pourrait par exemple renoncer pour avoir une plus juste rémunération.

Un spectacle, c’est aussi de la création et de la diffusion; il ne faut pas oublier tout ce qui vient en amont, mais aussi après. Et ce n’est qu’en étant en lien avec les milieux culturels qu’on peut le comprendre. A l’époque où je siégeais au gouvernement jurassien, j’avais réussi à convaincre mes collèges de l’importance de la distribution. Si un auteur jurassien a la chance de pouvoir aller au Québec pour des lectures publiques, il peut nous servir d’ambassadeur culturel, et c’est donc légitime de le soutenir. C’est comme lorsqu’on achète une montre: son prix prend en compte tout le travail, des premiers plans dessinés par des ingénieurs à sa distribution.

Avez-vous commencé à définir, notamment en collaboration avec l’OFC et Pro Helvetia, quels seront les grands axes de votre politique culturelle en tant que cheffe du DFI?

Les grands axes sont inscrits dans le Message culture. Je pense en particulier à cette volonté de reconnaissance du statut des artistes, ainsi qu’à la nécessité pour la Confédération d’être dans une démarche de facilitatrice, ce dont on va discuter ce samedi à Locarno avec les cantons et les villes. Dans le Message culture figure également le projet de Capitale culturelle suisse, qui peut mettre en valeur tout un écosystème régional. Avec La Chaux-de-Fonds en 2027, ce sera intéressant de voir comment le projet fonctionne et comment l’étendre à d’autres régions. Sinon, je n’ai pas de grandes déclarations lyriques à vous faire, car c’est déjà assez passionnant de mettre en œuvre ce Message culture.